51.
Un mariage double
La semaine suivante, le château s’anima des préparatifs du mariage double d’Ariane et de Swan. Wellan demeura tout de même sur ses gardes, puisque le Magicien de Cristal n’était pas revenu depuis la nuit de l’apparition du serpent de fumée. Il veillait donc sur le continent en l’absence de l’Immortel, sans alarmer inutilement ses hommes qui avaient besoin de prendre du repos.
La petite Jenifael grandissait à vue d’œil et le duvet blond sur sa tête était de plus en plus fourni. Dans les bras de son père, vêtue d’une ravissante robe piquée d’émeraudes, elle assista à la cérémonie d’union des deux femmes Chevaliers dans la salle d’audience du royaume, puisqu’elles avaient opté pour une cérémonie relativement intime. Les grands yeux noisette du bébé observaient tout, entre autres les joyaux sur les nombreuses cuirasses vertes qui captaient la lumière des torches lorsque les Chevaliers circulaient autour d’elle. La petite suivait leurs reflets sur les murs et les planchers polis tout en mâchant son hochet.
Trop fatigué pour rester debout, Émeraude Ier procéda à ce mariage assis sur son trône. Ses conseillers avaient également écourté son discours, n’en conservant que l’essentiel, afin qu’il ne s’endorme pas avant la fin. C’est donc avec un grand plaisir, mais les paupières lourdes de sommeil, que le roi fit prononcer aux deux couples leurs vœux de fidélité devant une assemblée de Chevaliers et de dignitaires en costumes d’apparat.
Ariane et Swan portaient des tuniques blanches lacées de fils d’argent. Kardey avait endossé son costume noir et son armure argentée d’Opale, mais il en avait retiré l’emblème de son ancien royaume, par respect pour le Roi d’Émeraude. Farrell avait plutôt opté pour une tunique et un pantalon blancs, des sandales toutes simples et un ceinturon de cuir orné de pierres précieuses que Sage lui avait offert.
Au milieu de ses frères, Nogait faisait appel à tout son courage. Il écouta sans broncher les vœux du premier couple, mais lorsque Farrell déclara publiquement son amour pour Swan, son cœur déjà gonflé de chagrin se contracta dans sa poitrine. Craignant de gâcher la cérémonie et de provoquer la colère de sa sœur d’armes, qui voulait que ce moment soit magique, Nogait se faufila discrètement vers les grandes portes dorées.
Sa fille toujours dans les bras, Wellan ne pouvait pas le suivre, mais Chloé avait déjà effleuré le bras de Dempsey, son époux, le suppliant des yeux d’intervenir. En silence, le Chevalier blond se fraya un chemin parmi ses compagnons et quitta la pièce. Il capta la présence de Nogait dans le couloir au pied de l’escalier principal.
Dempsey se hâta à sa poursuite, mais ne réussit à le rattraper que dans la grande cour.
— Nogait, attends !
— Je t’en conjure, laisse-moi seul, implora le jeune homme sans se retourner.
Il allait droit vers l’écurie et Dempsey craignit qu’il n’essaie de quitter Émeraude pour retourner seul au pays des Elfes. Il s’élança et lui saisit le bras avant qu’il atteigne l’entrée du bâtiment. Son visage baigné de larmes lui brisa le cœur : il savait ce qu’il ressentait, car lui-même aurait été inconsolable si on lui avait refusé la main de Chloé.
— Tu sais bien qu’elle n’épousera personne d’autre que toi, fit Dempsey en lui transmettant une vague d’apaisement.
— Le messager du roi est revenu hier à la tombée du jour, lui apprit son frère désespéré. S’il avait rapporté de bonnes nouvelles du Royaume des Elfes, on m’aurait prévenu.
— Le roi était sans doute trop fatigué pour lire cette missive. Tu sais bien qu’il dort presque tout le temps, maintenant. Avant de sombrer dans des idées noires, laisse-moi d’abord questionner les conseillers d’Émeraude au sujet de cette lettre.
Dempsey entendit les cris d’allégresse de ses compagnons et comprit que la cérémonie prenait fin. Tous les invités se dirigeaient maintenant vers le hall du roi pour le repas et les réjouissances. Kevin, Sage et Kira sortirent du palais en courant. « Ses amis arriveront sans doute à le consoler mieux que moi », espéra Dempsey. Nogait accepta toutes leurs marques d’affection, mais demeura sombre.
— Il n’y a qu’une façon de soulager ta peine, déclara Kevin en le prenant solidement par le bras et en le tirant vers le lieu de rassemblement. Viens t’amuser avec nous.
Les trois Chevaliers firent asseoir Nogait à la table du roi et tentèrent de l’égayer en lui racontant des farces et en lui présentant des plats de plus en plus succulents et du vin de tous les coins du continent. Le soldat éploré mangea du bout des lèvres et but tout ce qu’on versait dans sa coupe, s’efforçant de sourire, mais le beau visage d’Amayelle ne quittait pas ses pensées.
Lorsque les flambeaux furent allumés dans le hall afin que la fête se poursuive tard dans la nuit, Nogait, qui avait reçu un nombre considérable de vagues d’apaisement de la part de ses frères, finit par s’endormir sur la table, la tête et les bras entre les assiettes vides. Comprenant qu’ils n’arriveraient plus à le réveiller, ses camarades le transportèrent dans sa chambre. Ils le débarrassèrent de ses vêtements d’apparat, le couchèrent dans son lit et le laissèrent tranquille sans qu’il ait une seule fois ouvert l’œil.
Dès que les invités du roi eurent terminé leur repas, Armène rassembla les enfants des Chevaliers pour les ramener avec elle dans la tour de l’Immortel. Tenant la petite Jenifael dans ses bras, la servante poussa Lassa, Liam, Broderika et Proka dans l’escalier. Elle aligna les plus âgés dans le lit du petit prince. Puis, elle s’installa dans la berceuse avec le bébé et lui chanta une chanson en contemplant ses yeux aux reflets rouges qui se refermaient tout doucement. Épuisés, tous ses poussins s’endormirent dans leur grand nid de couvertures chaudes, mais Armène continua de veiller sur eux. Elle se coucha en gardant la petite déesse contre sa poitrine et souffla les bougies.
Il y avait encore de la musique, des chants et des éclats de rire dans le palais lorsqu’une ombre se glissa dans l’aile des Chevaliers. Personne ne remarqua la mince silhouette dissimulée sous une cape grise qui longeait les murs. Elle ouvrit les portes une à une, puis entra dans une chambre. Elle s’approcha du guerrier endormi pour observer son visage.
Silencieuse, elle laissa tomber sa cape sur le plancher et abandonna ses sandales derrière elle. En atteignant le lit, elle se débarrassa de sa tunique et se glissa sous les couvertures.
— Nous sommes enfin réunis, anyeth, murmura-t-elle.
Nogait ouvrit brusquement les yeux. Malgré l’effet anesthésiant des vagues d’apaisement de ses frères et du vin, il reconnut les merveilleuses vibrations qui l’enveloppaient.
— Amayelle…
Il sentit ses douces lèvres contre les siennes et la chaleur de son jeune corps. « Mais elle ne peut pas se trouver au Château d’Émeraude », pensa Nogait. C’était sans doute un autre rêve cruel et il allait une fois de plus se réveiller seul, en proie au désespoir auquel il tentait d’échapper depuis son retour de mission au pays des Elfes.
— Dors, brave Chevalier, chuchota Amayelle en frottant son nez contre son oreille. Je veille sur toi.
Le soldat sombra une fois de plus dans le sommeil. Il y avait tellement d’activité au château cette nuit-là que personne ne capta la présence de la Princesse des Elfes dans la section réservée aux Chevaliers. Alors, les deux amants reposèrent en paix jusqu’au matin.
Lorsque Nogait ouvrit les yeux dans le rayon de soleil qui se faufilait par l’unique fenêtre de sa chambre, il huma un merveilleux parfum de fleurs.
— Amayelle ? appela-t-il en se rappelant qu’il avait rêvé à elle.
Blottie contre lui, elle se souleva sur les coudes et contempla le Chevalier. Personne ne pourrait occuper une plus grande place que lui dans son cœur. Elle grimpa doucement sur son corps vigoureux. Il en resta bouche bée.
— Je suis là, anyeth, assura-t-elle avec un radieux sourire.
— Mais c’est impossible… je suis encore en train de rêver…
— Non, Nogait, je suis vraiment ici.
Elle caressa son visage en repoussant ses boucles brunes sur l’oreiller, puis plongea son regard amoureux dans le sien. Elle l’embrassa longuement, démontrant une passion qu’il n’aurait certainement pas pu ressentir dans un songe. Il voulut se redresser, mais un marteau invisible lui asséna de violents coups au milieu du front. Il se laissa retomber sur le lit en faisant la grimace.
— Tu es souffrant, s’inquiéta la princesse.
— J’ai trop bu, je crois…
L’Elfe appliqua les mains de chaque côté de son crâne. Elle murmura des paroles étranges dans sa belle langue mélodieuse. Nogait ressentit tout de suite un grand soulagement, mais Amayelle continua de réciter l’incantation jusqu’à ce que la pression cesse complètement dans sa tête.
— Est-ce mieux ainsi ? demanda-t-elle.
— Il n’y a plus aucune douleur, s’étonna-t-il. Alors, tu es réelle, et guérisseuse en plus ?
— Tout comme ma mère l’était avant moi, C’est un don rare chez les Elfes.
Il s’assit lentement sur son lit. Amayelle le couvait tendrement du regard. Il tendit une main tremblante vers elle pour toucher sa joue de satin. Elle s’en empara aussitôt et posa un léger baiser sur ses doigts.
— Ton père a-t-il changé d’idée à mon sujet ?
— Non. Je me suis enfuie.
Nogait fronça les sourcils en évaluant la portée de ce geste. Wellan avait tenté d’éviter un incident diplomatique en sollicitant l’intervention du Roi d’Émeraude, mais maintenant que la Princesse des Elfes se trouvait au château, le Chevalier sut que plus rien ni personne ne le persuaderait de la laisser repartir dans son propre pays.
— Il essaiera probablement de me reprendre, ajouta la jeune femme, mais je demanderai la protection d’Émeraude Ier.
— Et si cela n’est pas suffisant, je prendrai les armes contre ton peuple, même si je dois le faire seul, déclara Nogait sans réfléchir.
— Tu es très brave, mais ce ne sera pas nécessaire.
Elle posa un baiser sur ses lèvres et remarqua qu’il ne portait plus la pierre qu’elle lui avait offerte, Nogait sentit aussitôt sa question.
— Wellan l’a mise en lieu sûr, expliqua-t-il.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’elle a tenté de me tuer.
Les yeux verts d’Amayelle se remplirent d’effroi. Le Chevalier lui raconta de quelle façon la cordelette avait failli l’étrangler.
— Ce bijou possède des pouvoirs magiques que même mon père ne connaît pas, admit-elle. Il a été poli dans le pays de nos ancêtres par de grands mages. Comme je te l’ai déjà dit, chez moi, les enseignements sont strictement oraux, mais il arrive que certaines connaissances se perdent au fil des ans. Les Elfes sont loin d’être parfaits.
— Donc, vous ne savez plus très bien ce que peut faire cette pierre, comprit Nogait. En tout cas, moi, je peux t’assurer qu’elle n’aime pas les humains.
— Je suis désolée, anyeth. Je ne te l’ai pas donnée pour qu’elle te fasse du mal.
— Je sais.
Amayelle se faufila dans ses bras et le serra de toutes ses forces. Il n’y avait plus aucun doute dans l’esprit du jeune guerrier : elle était l’âme sœur que les dieux avaient choisie pour lui.
— Nous la donnerons à notre fils, susurra-t-elle.
Il l’enlaça à son tour et s’abandonna corps et âme à leur étreinte. Ce matin-là, ils firent l’amour sans se soucier de toutes les forces liguées contre eux. De nouveau heureux, Nogait s’assoupit auprès de cette femme qu’il aimait de tout son cœur.